Leïla Sebbar romancière et nouvelliste

          Journal d'une femme à sa fenêtre  
suite 60
    (septembre octobre 2018)


Femme de Guémar et El-Oued en Algérie
(1950-1954). Photos de Roger Rouny.

Les Algériennes de Guémar et El-Oued. Photos de Roger Rouny. À Lauzerte, village médiéval près de Montauban, le salon du livre de la nouvelle : L’homme d’Aflou. L’homme du CNRS. Le jeune homme du Café du commerce. Lecture de nouvelles de L’Orient est rouge (éd. Elyzad, 2017). Maurice Audin. Le rappeur raciste Nick Conrad. Élisabeth de Fontenay, secrets de famille. Tunis, la jeune femme kamikaze, avenue Bourguiba.

Début septembre

Anne Rouny, la fille de Roger et Nelle Rouny, instituteurs en Algérie, des amis de mes parents eux-mêmes instituteurs, m’envoie des photos de Roger, qui a été instituteur sous la tente pour les enfants des nomades. Il a pris beaucoup de photos, dont celles-ci, femmes et enfants de Guémar et El-Oued la ville que la jeune Isabelle Eberhardt aimait, où elle aurait voulu vivre avec Slimène le Spahi, son mari, son grand amour.
Les voici.




Femmes et enfants de Guémar et El-Oued en Algérie (1950-1954). Photos de Roger Rouny.

8-9 septembre

À Lauzerte, pour un salon du livre centré sur la nouvelle. Nedim Gürsel et Anouar Benmalek étaient présents.
Lauzerte côté Quercy « cité médiévale » bâtie sur une crête. Vue sur une vaste plaine, collines et vallons comme un paysage de Dordogne, vu de Domme (où François Augiéras a vécu après ses voyages de nomade dans le Sud Algérien), les vergers voilés (pommiers, pruniers…) champs de sorgho, champs en friches.
L’homme né à Aflou dans une famille juive, 15 enfants dont 13 vivants. La mère travaillait dans un petit commerce et élevait ses enfants. C’était Roch Hachana, jour de l’An juif. Il respecte les fêtes comme dans Enfance juive… Sa femme tient une galerie à Montauban. Il a acheté Aflou djebel Amour (éd. Bleu autour) pour sa sœur aînée.
L’homme chercheur au CNRS dit qu’il est amoureux de sa femme qui le quitte, vient, le quitte. Algérienne d’Oran, il a une fille de 14 ans. Il est amoureux, il n’y peut rien, il est malheureux. Il a pris des photos pour moi : Café du commerce bleu outremer. Il est seul assis à la terrasse. Celui que j’ai vu ce matin en allant au cimetière, à bicyclette, avec sa maison de nomade, il allait à Saint-Jacques ?
Lauzerte, village-étape (1 300 habitants) sur la route de Compostelle. Danièle et Lysel, mes sœurs se sont arrêtées là ? Elles sont allées à Compostelle. Elles devaient voyager sur la route de la soie. Lysel ne fera pas le voyage.
Une lectrice : « Les nouvelles, j’aime pas, ça s’arrête trop vite, je préfère les romans longs, très longs… ».

Visite du village médiéval. Les belles maisons de pierre, portes en arcades, hautes fenêtres. Pas de vestiges des protestants qui ont attaqué les catholiques lors d’une invasion anglaise.
Histoire des marrons pour compter les Anglais, par une femme analphabète (les femmes illettrées immigrées du Maghreb comptaient les stations de métro avec des pois chiches).
À l’école, le maire, ancien directeur, dans le château médiéval. Magnifique coupole de pierre lobée pour le réfectoire des élèves, meurtrière et cachot… Dans la cour, des micocouliers comme à Hennaya et boulevard de l’Hôpital à Paris, vers la maison de Catherine Dupin.
Une rencontre a lieu autour de mon livre de nouvelles L’Orient est rouge (éd. Elyzad, 2017). Une lectrice dit que les références aux peintres et écrivains orientalistes, présentes dans certaines nouvelles, l’ont déstabilisée à cause du contexte de guerre en Syrie aujourd’hui. Il s’agit en effet de jeunes gens et jeunes filles qui partent chez Daech en Syrie pour faire le Djihad.
On ne peut donc pas faire allusion aux Orientalistes occidentaux, français du xixe siècle qui allaient en Orient pour connaître l’étranger, étranger absolu, attentifs à l’Autre et curieux sans aucun sentiment de supériorité, comme Gustave Guillaumet en Algérie, au xixe siècle. Ils ne sont pas complices de colonialistes et leur position n’est pas coloniale, ils ne cherchent pas à fabriquer de l’Orient ni à dominer comme le laisse supposer le critique Edward Saïd dans son livre contre l’orientalisme de convention.

Je n’ai pas pris de photos ces jours-là.

Jeudi 13 septembre

L’État français reconnaît sa responsabilité dans la mort, sous la torture, du mathématicien Maurice Audin, en juin 1957 à Alger. C’est grâce à l’intervention du mathématicien Cédric Villani, Médaille Field, auprès du Président Macron, que la décision politique a enfin été prise. Sa femme Josette Audin et sa famille ont lutté, des décennies durant, à travers les Comités Audin et la ténacité de Pierre Vidal-Naquet. Plus de 60 ans se sont écoulés depuis la mort de Maurice Audin… Et les Archives sur les disparus de la guerre d’Algérie ne sont pas ouvertes… Combien de temps encore pour apaiser les haines ?
Josette Audin. Je me rappelle une jeune femme triste et courageuse, à la voix calme et patiente. Elle était mon professeur de mathématiques au lycée de filles de Kouba à Alger. Cette année-là, j’ai cru que je pouvais comprendre la langue des mathématiques.
Fin septembre
Un rappeur français Nick Conrad poste sr Internet son clip : « Pendez les Blancs ». Les paroles sont les plus racistes qu’on ait entendues jusqu’ici (je les cite pour que chacun sache et ne crie pas au complot) : « Je rentre dans les crèches, je tue les bébés blancs, attrapez-les vite et pendez leurs parents, écartelez-les pour passer le temps, divertir les enfants noirs de tout âge, petits et grands. » La vidéo montre un homme blanc pendu à un arbre. Nick Conrad prétend lutter ainsi contre le racisme et donner à réfléchir… « C’est une fiction », dit-il et il agit en artiste. Ses propos seraient justifiés par son statut « d’artiste ». Il faudrait penser en « artiste » pour tenir des discours racistes et antisémites ! Discours fallacieux et pernicieux et haineux alors que le rappeur prétend « faire passer un message simple : acceptons-nous les uns les autres dans notre différence… »
Début octobre
Voyage du Président Macron aux Antilles. Il doit être « près du peuple », injonction de ses communicants et conseillers.
À Saint-Martin, l’île éprouvée par un ouragan l’année dernière, Macron, tout sourire blanc, se colle à deux jeunes antillais, dont l’un torse nu, l’autre en maillot de corps. Les Antillais, contrairement aux Européens, ne sont jamais torse nu en ville. On voit, sur la photo postée sur Internet, la main blanche de Macron sur le torse noir du jeune braqueur qui sort de prison, c’est lui qui s’en vante, et il fait un doigt d’honneur bien noir, bien visible, tandis que l’autre fait de sa main gauche le signe italien du cocu, « cornuto ». Macron regarde l’objectif, il ne voit pas les deux signes insultants des jeunes Antillais qui l’encadrent. Les réseaux sociaux sont parfois des révélateurs redoutables. Sur une autre photo, accolade près du corps (« Kolé Séré » dit la chanson martiniquaise) de Macron et du braqueur torse nu.
Le Président a été très très près du peuple.

Fin octobre

Dans Le Monde des 21 et 22 octobre.
Un entretien entre Élisabeth de Fontenay, philosophe, et Annick Cojean, journaliste, dans la série « Je ne serais pas arrivée là si… »
J’ai connu Élisabeth de Fontenay et Jacques Derrida par Marie-Claire Pasquier-Doumer, petite-fille du Président de la République Paul Doumer, mon amie depuis Alger où elle était jeune professeur agrégée d’anglais, parisienne, comme Solange Josa, mon professeur de philosophie au lycée de jeunes filles de Kouba à Alger. « La petite bande », Marcel Proust nommait ainsi « les jeunes filles en fleurs »…, Jacques et Marguerite Derrida, Solange Josa, Philippe et Dominique Doumenc (qui s’est suicidée en se jetant sous le métro à Paris, je crois), Simone Benmussa, femme de théâtre… s’est retrouvée à Paris, l’OAS sévissait à Alger, où je suis venue rejoindre ma sœur Lysel pour des études supérieures de lettres, à La Sorbonne. Nous étions dans la même chambre, Lysel et moi, à la Cité Universitaire du boulevard Jourdan, en face du Parc Montsouris, le parc de mon quartier, aujourd’hui encore.
Élisabeth de Fontenay vient de publier Gaspard de la nuit (Stock). Élisabeth raconte dans ce livre les silences et les secrets de famille, sa famille, qui ont fait d’elle ce qu’elle est. Une philosophe soucieuse du Politique, de la Question juive et de la Cause animale dont elle est pionnière, Le Silence des bêtes (Fayard, 1998).
Elle rappelle, au cours de l’entretien, sa rencontre décisive avec Jankélévitch, philosophe juif, russe comme sa mère, juive d’Odessa, dont la famille a été déportée et gazée à Auschwitz, résistant comme son père, hobereau normand de famille conservatrice et catholique (sa mère doit se convertir pour épouser son père). Jankélévitch « fut en quelque sorte la conciliation entre les deux, conciliation si difficile pour moi ». Elle rappelle aussi la maladie secrète de son frère Gaspard. « C’était un très bel enfant, mais coupé de la réalité, de la causalité, de la rationalité. » Les silences de ses père et mère sur la maladie de son frère l’ont troublée.
Les silences peuvent être meurtriers. Je le sais. J’ai pensé lui envoyer Je ne parle pas la langue de mon père (Julliard, 2003 ; Bleu autour, 2017). Je ne l’ai pas fait.
Je ne le ferai pas.

Une jeune femme kamikaze à Tunis. Le premier attentat depuis 2015. 9 personnes blessées dont 8 policiers. Sur l’avenue Habid Bourguiba. Depuis ce jour d’octobre, aucune information sur ce geste, cette kamikaze de 30 ans, « qui n’était pas considérée comme une extrémiste par les services de sécurité ». Je demanderai à Sophie Bessis si elle a davantage de précisions. Elle était en Tunis


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