Leïla Sebbar romancière et nouvelliste

          Journal d'une femme à sa fenêtre  

SUITE 63

 (Avril 2019)


carte postale coloniale
Notre-Dame de Paris en flammes.
L’IMA-Tourcoing. Photographies de l’Algérie xixe/xxe siècle. Marc Garanger. Pierre Bourdieu. Ma sœur Danièle. Guy Cabort. L’ethnologue Thérèse Rivière. Fanny Colonna. Roubaix. Le musée-piscine. L’Algérie de Gustave Guillaumet. Dans les rues algériennes, les femmes et les filles du peuple de mon père. Belles et rebelles. La broche d’Aflou.

Avril
La Révolte d’un peuple, 10e vendredi, dans les rues, partout en Algérie.
Les Gilets Jaunes, 23e samedi dans les rues, partout en France.
Et le 15 avril, Notre-Dame de Paris est en flammes.
C’est la Semaine Sainte.
Résurrection du Christ.
Notre-Dame sera ressuscitée.
Dans 5 ans, dans 10 ans. Combien de témoins en larmes et en prières ce jour-là, seront déjà morts ?
L’Algérie sera heureuse.
Les Gilets Jaunes seront heureux. Enfin.

Le 21 avril, j’aurais pu voir et entendre mon amie conteuse Nora Aceval à L’IMA-Tourcoing, écouter mon ami Benjamin Stora et Naïma Yahi, historienne, qui participera au collectif Les héritiers que je dirige avec Martine Job. J’ai regardé, c’était, je crois en mars, les photographies de Marc Garanger (à Tourcoing), avec lequel j’ai collaboré pour un livre de photographies : Femmes des Hauts-Plateaux (La Boîte à Documents, Poitiers, 1990). Marc Garanger faisait son service militaire dans le secteur d’Aumale (Sour El-Ghozlane) dans les Aurès. Il écrit, dans sa préface : « En photographiant, au jour le jour, je me suis révolté contre cette guerre. » J’ai reconnu les photos de Jules Gervais-Courtellemont, de Pierre Bourdieu dont ma sœur benjamine a suivi les cours de sociologie à Alger, avant de quitter l’Algérie (on était en 1969/70), c’était l’effervescence à l’Université, ma sœur Danièle, comme Nourredine Saadi que j’ai retrouvé à Paris, ont été arrêtés et incarcérés plusieurs mois. Danièle a été relaxée. Elle a quitté l’Algérie pour rejoindre Guy Cabort, à la Martinique. Saint-Cyrien déserteur, elle l’a rencontré à Alger où il soutenait la lutte pour la libération du pays, indépendantiste martiniquais, il allait libérer son pays natal à la Martinique. Danièle a retrouvé Guy. Ils ont eu trois enfants. Guy Cabort a écrit et publié plusieurs livres avant sa mort, il y a une dizaine d’années.
D’un continent l’autre, je reviens à Tourcoing à L’IMA et aux photographes de l’Algérie. Je retrouve Thérèse Rivière l’ethnographe-photographe des Aurès avec Germaine Tillion dans les Aurès. Fanny Colonna lui a consacré un livre. Elle ne lira pas le texte d’Annibal, fils de Vincent Colonna et Nedjma, dans le collectif dont j’ai parlé plus haut : Les héritiers (nous cherchons encore le sous-titre qui convient avec Martine Job avant que l’éditeur Patrice Rötig (éditions Bleu autour) envoie les contrats aux auteurs). J’ai découvert, à L’IMA de Tourcoing, les photographes Bruno Boudjelal, Mohamed Kouaci, Karim Kal.
Sur le carton d’invitation, une photo en noir et blanc, prise le jour de la libération algérienne en juillet 1962. Une jeune fille surgit d’une voiture (une dauphine ? une aronde ?), elle crie sa joie, on entend « Vive l’Algérie libre » en arabe et en français, elle tient un drapeau algérien dont on devine les couleurs. La même jeune fille joyeuse et belle dans les journaux et à la télévision, sur Internet, aujourd’hui, avril 2019, dans les rues algériennes, le drapeau l’enveloppe, elle le porte en trophée à cheval sur les épaules d’un jeune homme. Jamais, sauf en mai 1968, une jeune fille n’a ainsi, dans la rue, chanté, crié du haut des épaules d’un jeune homme fier de porter si belle rebelle.
La veille, j’ai revu, avec D., les tableaux et les dessins de Gustave Guillaumet (1840-1887), un amoureux fou de l’Algérie où il a séjourné dix fois avant de se suicider en France. Marie Gautheron, commissaire de L’Algérie de Gustave Guillaumet, exposition de La Rochelle à Limoges et Roubaix peut-être à Alger ?, ce que je souhaite, a ajouté des dessins que je n’ai pas vus à La Rochelle. J’en aurais bien « enlevé » un petit, tout petit…

Les manifestations en Algérie.
Tant de jeunes filles et de femmes algériennes exposées au regard étranger, dans le monde entier, à l’image… C’est inédit. Je les regarde, je découpe les pages des journaux, je photographie les écrans, je fais tirer celles qui m’intéressent sur Internet… parce que je reconnais, parmi elles, les femmes et les filles du peuple de mon Père. Et je retrouve, comme souvent dans le métro, les descendantes, petites-filles, arrière-petites-filles des Femmes d’Afrique du Nord, Cartes postales coloniales (1885-1930) (éditions Bleu autour, 2002). Une amie fidèle, Jutta Gozlan, que je retrouve à la librairie Les oiseaux rares de Fabienne Olive, rue Vulpian, dans mon quartier, m’a envoyé des cartes postales anciennes où je reconnais les femmes de ma ville natale, Aflou, dans le djebel Amour, les Ouled-Naïl parées pour la danse et le chant. Elles portent sur le diadème de fête et le plastron brodé de leur robe, la broche de ma mère, la broche d’Aflou. Ma mère sur la terrasse de la maison d’école, ma mère jeune, c’était à Aflou ? cette broche d’argent, broche berbère, sur son chemisier de soie ivoire, je crois que je l’ai volée à ma mère, pensant qu’elle l’avait oubliée, dans son grand âge, je l’ai volée et je l’ai perdue, dans une rue de Paris où je lisais un poème de Rimbaud sur un mur, près de l’église Saint-Sulpice, où j’étais entrée pour voir les fresques de Delacroix. Ces femmes, Ouled-Naïl avec la broche berbère, les voici, à l’image.


                                                                 carte postale coloniale

J’attends, aujourd’hui 29 avril, mardi, le 1er mai mercredi, à Paris, et le prochain vendredi algérien.
D. a photographié pour moi un pochoir de Belmondo dans À bout de souffle sur le trottoir non loin de la rue Campagne-Première, et une affiche publicitaire, carrefour de l’Odéon, qui met en scène la Révolution de 1789 avec le cul de deux femmes et « Le temps des cerises », le chant de la Commune de 1870 à Paris. La perversité des publicistes n’a pas de limites… Notre aliénation occidentale non plus.


                        Belmondo au croisement du boulevard Raspail et de la rue Campagne-Première à Paris.
                                                                     pochoir sur le trottoir





affiche publicitaire au coin de la rue de l’Odéon à Paris.

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