Leïla Sebbar romancière et nouvelliste

          Journal d'une femme à sa fenêtre  

SUITE 68

 (octobre 2019)


Nora Aceval et un homme de la tribu Sidi Khaled, septembre 2019 (photo : Badra Naceri).
Octobre

Fête annuelle de la tribu de Sidi Khaled sur les Hauts Plateaux algériens. Publicités « écologiques » dans le métro, des fruits, métaphores du sexe féminin. Mort du calife de Daech, Al-Baghdadi. Le dernier SDF de la cité Glacière.
Octobre
Mon amie des Hauts Plateaux algériens, Nora Aceval, la conteuse qui a publié les Contes libertins du Maghreb aux éditions Alain Gorius Al Manar, m’a envoyé, en septembre 2019, des photos de la Ouaada, la fête annuelle de Sidi Khaled à Tousmina (5 et 6 septembre). Sa mère appartient à la tribu de Sidi Khaled, Saint Patron de la tribu. Le père de Nora, Joachim Aceval, était un colon, d’origine espagnole. Il parlait l'arabe et participait aux fêtes traditionnelles de la région de Tiaret. Il serait resté en Algérie, si on n’avait pas, lors de la Guerre de Libération, incendié sa ferme et massacré ses bêtes. Il en est mort.
Nora a passé quelques semaines en Algérie, à Alger, où elle se réjouit de ce mouvement contestataire de la jeunesse algérienne, et sur les Hauts Plateaux où elle collecte des contes qu’elle traduit de l’arabe pour les publier. Elle s’étonne de voir parmi les musiciens et poètes de la Ouaada, une jeune fille, joueuse de bendir. Nora me parle d’une femme de la tribu des Ouled-Naïls, dans le djebel Amour où je suis née, à Aflou. Elle lit l’avenir dans le blé, en jetant du blé sur un tapis (un tapis d’Aflou ?). « À Tousmina près de Tiaret », me dit Nora en riant « Une femme lit l’avenir dans le blé », c’est une voyante… Les beaux et nobles cavaliers de la Fantasia portent des chapeaux que j’ai vus dans mon enfance, lors des fantasias sur le stade de terre rouge près de « l’école de garçons indigènes » de mon père à Hennaya près de Tlemcen. Nora m’écrit : « Les chapeaux sont tressés avec des feuilles de palmiers dattiers. Les plus ordinaires sont fabriqués avec du doum, le palmier nain… Des triangles de feutre, vert, jaune, rouge, sont cousus à l’intérieur des larges bords des chapeaux d’apparat. On les trouve encore dans les souks des villes et des villages des Hauts Plateaux. »
Je m’arrête à une photo de nourrisson, un descendant de la tribu de Nora ? Serré dans des linges fleuris, le petit enfant pourrait figurer sur un tableau médiéval de la « Vierge à l’enfant ».
Nora m’écrit : « Les yeux du nouveau-né sont maquillés dès sa naissance, de khôl. Le khôl est un désinfectant et il éloigne le mauvais œil. On le pulvérise aussi sur l’ombilic. Le cordon qui maintient ses langes est fabriqué avec de la laine de mouton filée au rouet par sa grand-mère. Un talisman est accroché au cordon taché de rouge, contre le mauvais œil. La couleur rouge attire les Djinns. »


                            Jeune joueuse de Bendir, septembre 2019 (photo Yéchou Abk de Tiaret).



                                                Cavaliers de la Fantasia, septembre 2019 (photo Yéchou Abk).
                                                    Cavalier des Hauts Plateaux, septembre 2019 (photo Yéchou Abk).



                                      Une dérouicha, possédée et libre, septembre 2019 (photo Yéchou Abk).


                                         Nouveau-né Tousmina, septembre 2019 (photo de Nora Aceval).


Mi-octobre

Des publicités étranges dans le métro à Paris. Pour Naturalia.
Une femme sans tête en « petite tenue ». Elle tient un fruit contre sa culotte, à la place du sexe. Tantôt une prune, tantôt un abricot, tantôt une figue, tantôt une amande. Le slogan dit :
« Nous ne mettons pas de pesticides
dans nos prunes… ce n’est pas
pour en mettre dans votre culotte. »
« Protections hygiéniques bio 100 %
Naturalia »
Sur chaque fruit, une légère fente.

Grâce à la télévision, j’apprends un mot nouveau : une journaliste faitdiversière, spécialiste du fait divers (émission « Crimes et faits divers » sur Énergie 12).
Fin octobre
Mort de Abou Bakr al-Baghdadi. Le calife de Daech, assassiné par un commando américain dans le nord-ouest de la Syrie. Comme le corps de Ben Laden assassiné, lui aussi, par des forces spéciales américaines, chez lui, son corps, ce qu’il en reste a été jeté dans la mer. Il n’aura pas de sépulture, personne ne pourra honorer sa mémoire. Le calife de Daech, le chef d’Al Qaïda, sont des criminels sanguinaires, ils ne méritaient pas de vivre, mais leur mort, comme celle de Saddam Hussein assassiné lui aussi par les Américains et le colonel Kadafi tué par les forces françaises et internationales, symbolise une autre forme de barbarie, à l’œuvre aujourd’hui dans un Moyen-Orient martyr. Guerre la pire, guerre contre les civils.

30 octobre

Le compagnon, sans domicile, d’Isabelle disparue et de Jean-Luc enterré à Thiais, l’homme grand et blond au chien noir de Sous le viaduc, une histoire d’amour (éd. Bleu autour, 2018), n’est pas mort. Il boite, il mendie, il boit de la bière assis devant la librairie-journaux de Glacière. On ne voit plus ses beaux yeux bleus. Il dort contre le mur de Monoprix. Je passe devant ses couvertures en tas, taches de merde et de sang. Près de l’oreiller, un livre : Comment lire et écrire en toutes circonstances.


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